Des années 1950 au milieu des années 1990 au Canada, les membres 2ELGBTQI+ des Forces armées canadiennes (FAC), de la Gendarmerie royale (GRC) et de la fonction publique fédérale ont fait l’objet de discriminations systématiques, de harcèlement et, pour la plupart, de renvois. Vétéran des FAC, Shane Strazza est l’une des quelque 9 000 personnes qui ont subi cette Purge LGBT. Il a accepté de raconter son histoire à La Liberté.
Vous êtes devenu membre des Forces armées canadiennes en 1988. Qu’est-ce qui vous a amené à choisir cette carrière?
Je suis originaire de Nanaimo en Colombie-Britannique. Mon frère jumeau et moi avons grandi dans les Cadets de la marine. Les Forces armées, c’était une affaire de famille. Mes deux grandes sœurs avaient déjà joint les Forces, mon frère jumeau voulait les joindre aussi, c’était vraiment la voie encouragée chez nous.
Avec mon frère jumeau, on est donc allé au bureau de recrutement sur la base des FAC Esquimalt pour s’inscrire. On avait 19 ans.
Avez-vous ressenti de la discrimination dès le début?
Un peu, mais pas trop. Dans le sens où pour s’inscrire, il fallait remplir un formulaire pour déclarer sa sexualité et confirmer son hétérosexualité. Je savais déjà que j’étais homosexuel, mais j’ai menti car je savais que c’était mal vu dans les Forces. Je ne pensais vraiment pas que je serais recruté.
Mais j’ai très vite été recruté, six mois avant mon frère. Je suis d’abord allé faire un entraînement de base à la base militaire de Cornwallis, en Nouvelle-Écosse. Ça s’est bien passé, j’ai plutôt aimé ça. Tout allait bien.
Puis j’ai été posté aux Quartiers généraux de la Défense nationale, le centre épique des Forces, en tant qu’agent administratif. Je demeurais sur la base militaire de Rockcliffe, je m’occupais de mes affaires, tout semblait aller.
Mais ça n’a pas duré…
En effet. Les violences ont commencé environ un an après que je sois posté à Rockcliffe. C’était un vendredi soir, j’étais au bar militaire, dans le mess des jeunes gradés, et je prenais un verre avec mes amis.
À un moment je suis sorti, un camarade m’a tapé sur l’épaule, et quand je me suis retourné il m’a tabassé devant tout le monde et m’a cassé le nez. Sans même savoir si j’étais vraiment homosexuel. Ils ont juste supposé car je n’avais pas de blonde et que je n’allais pas dans les clubs de strip-tease.
Je me suis relevé et j’ai couru, tandis que tous les autres continuaient leur soirée. La police militaire est venue me voir pour savoir ce qui s’était passé. J’ai expliqué et ils m’ont proposé de porter plainte. J’ai dit oui.
Mais deux semaines après, ils sont revenus et ils m’ont dit que ce serait mieux si je déménageais hors de la base militaire, à plus d’une heure de route. Je sais que c’est parce que des membres de la police militaire m’avaient vu dans un bar gay une fois. Ils me suivaient pour vérifier.
Quand c’était le temps de renouveler mon contrat avec les FAC, en 1991, mon officier supérieur de guerre m’a fortement encouragé à démissionner. Auparavant, on m’avait aussi fait comprendre que quelles que soient mes demandes d’affectation, elles ne seraient jamais acceptées. Je resterais toujours aux Quartiers généraux. Je ne serais pas non plus promu.
Donc j’ai moi-même signé ma décharge pour sortir de l’armée, mais j’y étais poussé. Et c’était tout. Fin de ma carrière dans les Forces armées canadiennes. J’ai fait mes bagages et je suis parti, sans rien. Le seul point positif, c’est qu’on m’avait accordé une mention de décharge honorable, ce qui me permettait de trouver un emploi gouvernemental si je voulais. Sauf que je savais que ce serait la même chose.
Était-ce une décision finalement facile à prendre compte tenu de toutes les discriminations subies et annoncées, ou difficile?
Les deux, parce qu’à ce temps-là, je n’avais pas encore fait mon coming-out auprès de ma famille. Mais j’ai appris que la police militaire leur avait posé plein de questions dans mon dos. Ils ont été très intrusifs.
Sachant cela, j’ai su qu’il fallait que j’accepte la décharge honorable plutôt que de me battre. Sinon, mon frère et mes sœurs en auraient souffert. Je ne voulais pas leur faire subir ça. C’était mieux pour eux que je parte sans bruit.
D’ailleurs, je n’ai plus parlé à mon frère jumeau pendant 15 ans après ça. J’étais trop embarrassé, et puis j’avais peur pour lui que les gens pensent que comme on est jumeaux, si je suis homosexuel, lui aussi. Il n’a pas non plus essayé de me contacter. Ça m’a fait mal. Aujourd’hui on a repris contact, mais on a perdu 15 ans.
Et votre agresseur?…
Le plus difficile à accepter, c’est qu’aucune charge n’a jamais été retenue contre cette personne malgré la violence physique que j’avais subie. À la place, on m’a fait comprendre que c’était moi le problème et que c’était à moi de partir de la base militaire, puis des FAC.
Lui n’a jamais été puni pour ce qu’il m’a fait. C’est moi seul qui ai été puni, comme si c’était de ma faute.
C’était il y a 33 ans et ça m’affecte encore aujourd’hui. C’est toujours très difficile pour moi de parler de mon histoire, de replonger dans ces souvenirs. Ça va mieux aujourd’hui mais pendant 30 ans, j’avais peur de parler à quelqu’un en uniforme. Peur qu’ils me frappent encore. Ce n’est que récemment que je me suis senti de nouveau à l’aise auprès de militaires.
Que s’est-il passé pour vous après avoir quitté les Forces canadiennes?
J’ai essayé de continuer mon chemin et de tout oublier, mais j’avais l’impression que ma vie était finie. Depuis mes 13 ans, je voyais mon avenir dans les FAC. Donc je suis rentré chez moi, enfin chez mon père – ma mère était décédée. J’ai vécu un peu là, mais mon petit frère, qui avait 17 ans, était homophobe donc je n’étais pas à l’aise.
Je suis parti vivre près de ma sœur, qui était militaire sur la base de Calgary. Et c’est là que j’ai rencontré mon mari, qui n’avait aucun lien avec les Forces ou la GRC. Le 6 octobre 2024, nous avons célébré 30 ans de relation, et dix ans de mariage en juillet! Nous avons eu une belle carrière de chauffeurs routiers ensemble.
Si l’avenir vous a souri, difficile tout de même d’oublier ce que vous aviez subi dans les FAC… Et en 2017, l’opportunité vous a été donnée de demander justice. Pourriez-vous nous raconter?
Oui, en 2017, ma sœur, qui était encore dans les Forces, m’a envoyé un courriel en me recommandant d’y jeter un œil. C’était au sujet du recours collectif à l’échelle nationale que des survivante.es de la purge LGBT voulaient intenter contre le gouvernement du Canada. Si on voulait se joindre au recours collectif, on pouvait le faire dans un certain délai.
En lisant, j’ai réalisé toutes les choses horribles que d’autres comme moi avaient pu subir. Des femmes lesbiennes qui ont été abusées sexuellement par des hommes pour les ²rendre hétérosexuelles². Des personnes qui, après 20 ans de carrière, ont tout perdu. Du jour au lendemain, ils ont été virés sans indemnité, sans rien. 20 ans envolés. Et moi, on m’a cassé le nez, et les Forces n’ont rien fait.
Ce courriel a commencé à faire ressortir tout plein d’émotions enfouies en moi. Des émotions que j’avais refoulées, ignorées, depuis 1991. J’ai commencé à avoir des problèmes pour dormir, des tremblements nocturnes. J’ai dû commencer à voir psychologue chaque mois en 2017.
J’ai parlé du courriel à mon mari et on a décidé que je devais essayer de prendre part à ce recours collectif. J’ai été accepté et on a gagné.
Qu’avez-vous ressenti lors de cette victoire?
D’abord, il faut savoir que la justice nous a accordé différents niveaux de compensation. Moi, parce que j’ai subi des violences physiques, on m’a accordé le deuxième niveau le plus élevé. Je me suis senti bien compensé. (1)
Mais pour être honnête, avant le recours collectif, je ne réalisais pas à quel point la purge m’avait profondément affecté. Cette expérience m’a fait comprendre que toutes les histoires de discrimination, petites ou grandes, sont importantes et peuvent nous affecter pour le reste de notre vie, et c’est une bonne chose que ce soit reconnu.
Ça m’a permis aussi de me sentir moins seul. Je ne réalisais pas à quel point on était nombreux à avoir subi la purge. Quand j’ai dû quitter l’armée, je pensais que j’étais le seul à qui une telle chose était arrivée.
En parallèle, nos avocats du recours collectif nous ont aussi suggéré de faire une demande auprès d’Anciens combattants Canada (ACC) pour des indemnités de handicap ou de stress post-traumatique. Je l’ai fait, et ACC s’est occupé de nos dossiers en priorité.
Aujourd’hui, je me sens entendu et respecté. Le succès du recours collectif et les actions d’ACC ne pourront jamais effacer le passé et me rendre ce que j’ai perdu juste parce que j’étais gay, mais je vois qu’ils essaient vraiment de se racheter. Je n’ai plus de colère envers les Forces armées canadiennes.
Un rachat qui s’est notamment manifesté par certains actes symboliques…
L’année dernière, en tant que membre des associations Le Fonds Purge LGBT et Vétérans Arc-en-ciel du Canada, j’ai été pour la première fois sur la base militaire pour le défilé de la Fierté. J’y ai été honoré d’une ovation debout. Ça m’a fait du bien, ça m’a redonné de l’énergie!
Une autre chose, qui faisait partie des demandes du recours collectif, ce sont les citations d’honneur de la Fierté, c’est-à-dire des citations militaires pour honorer notre bravoure et s’excuser un peu de tout ce qu’on nous a fait subir. Il y a eu une cérémonie au Musée canadien pour les droits de la personne il y a un ou deux ans, et un colonel de la base militaire est venu me remettre l’insigne. Ça a tout changé pour moi. Je me suis senti tellement bien, un peu comme si cet acte refermait toute cette affaire.
Enfin, il y a deux ans, j’ai été invité par Anciens combattants Canada pour le 11 novembre, avec une douzaine d’autres survivants de la purge, à défiler avec tous les autres vétérans. J’étais vraiment ému et fier.
Je crois d’ailleurs qu’ACC n’a pas fait que vous inviter à défiler…
C’est vrai. J’ai également reçu une somme d’argent pour mon stress post-traumatique, que j’ai pu placer et qui aujourd’hui me rapporte de l’argent.
Et ACC continue de m’aider. Récemment par exemple, j’ai développé un syndrome de la douleur régionale chronique dans mon pied. C’était extrêmement douloureux, au point que ça affectait mon stress post-traumatique. ACC a été super avec ça : ils m’ont envoyé une infirmière pour examiner mon pied et m’aider avec mes besoins domestiques.
De même, ils paient pour tous mes rendez-vous de psychologues en lien avec mon stress post-traumatique. Ils ont aussi financé mon diagnostic en clinique du sommeil, ainsi que la machine dont j’avais besoin pour dormir.
Je suis traité comme un vétéran à part entière, comme si j’avais fait une pleine carrière dans les FAC. Les attitudes envers les personnes 2ELGBTQI+ ont complètement changé et si j’étais plus jeune, je n’hésiterais pas à rejoindre les Forces aujourd’hui.
La seule chose que je ne comprends et ne pardonne toujours pas, c’est que mon agresseur n’ait jamais été inquiété pour ce qu’il m’avait fait, même au moment du recours collectif. Pourtant je sais très bien qui c’est.
(1) Dans le cadre de l’entente, 110 millions $ ont été réservés pour le paiement de dommages et intérêts aux victimes de la purge LGBT, et 15 à 25 millions $ à des mesures de réconciliation et de commémoration, entre autres pour honorer les victimes qui n’avaient pas pu se joindre au recours collectif. Pour plus d’information : https://lefondspurgelgbt.com/