Majeure pour les communautés de langues officielle en situation minoritaire au Canada : c’est la première cause de l’ère moderne portant sur les droits linguistiques.
Quand le Nouveau-Brunswick en 1969, et plus tard la même année le Canada, ont chacun adopté leur Loi sur les langues officielles, le maire de Moncton au Nouveau-Brunswick, Leonard Jones, est tout de suite allé contester leur validité devant les tribunaux. Une démarche qui l’a amené en 1974 jusqu’à la CSC, et qui a permis de lancer une jurisprudence en matière de droits linguistiques au Canada.
Michel Doucet, professeur émérite de droit à la retraite de l’Université de Moncton, précise le contexte de l’affaire Jones :
« Il ne faut pas oublier qui était Leonard Jones. Maire de la Ville de Moncton en 1969, au moment de l’adoption des deux Lois sur les langues officielles fédérale et au Nouveau-Brunswick, et qui deviendra par la suite député indépendant à Ottawa, il était un farouche opposant à l’égalité linguistique et à la reconnaissance du français comme langue officielle.
« En 1968, alors qu’on savait très bien qu’une Loi sur les langues officielles allait être adoptée dans peu de temps, il avait rabroué des étudiants qui voulaient s’exprimer en français auprès du conseil municipal.
Il leur avait dit que la seule langue officielle au Canada, c’était l’anglais. On peut voir cette scène dans le film L’Acadie, l’Acadie?!? de l’Office national du film du Canada (1971). Leonard Jones avait donc à plusieurs reprises pris des positions contre l’égalité du français et de l’anglais, et le droit des francophones à même s’exprimer dans leur langue. »
Plus précisément, l’argumentaire de contestation de M. Jones devant les tribunaux, c’était que les deux Lois sur les langues officielles de 1969 étaient inconstitutionnelles, donc invalides.
Une loi constitutionnelle
« Il disait que le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial du Nouveau-Brunswick n’avaient pas la compétence pour adopter une telle loi qui faisait de l’anglais et du français les deux langues officielles du Canada, explique Michel Doucet.
« Il se fondait sur la Loi constitutionnelle de 1867 – ou même sur la Loi du Manitoba de 1870 même si elle n’était pas en litige à ce moment-là -, qui selon lui établissait ce qu’il considérait être un plafond en matière de droits linguistiques.
« Pour lui, l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 reconnaissait un bilinguisme embryonnaire aux niveaux fédéral et du Québec, mais on ne pouvait pas aller au-delà de ça. On ne pouvait pas davantage élargir la portée des droits linguistiques, c’était inconstitutionnel. »
L’affaire s’est donc rendue jusqu’à la Cour d’appel, qui a immédiatement fait un renvoi à la CSC pour que celle-ci tranche la question.
« La CSC a refusé les arguments de Leonard Jones, indique Michel Doucet. Elle a dit que contrairement à ce qu’il affirmait, l’article 133 n’était pas un plafond mais plutôt un plancher, et que les gouvernements fédéral et provinciaux pouvaient, s’ils le voulaient, ajouter aux droits reconnus.
Principe de progression vers l’égalité
« La CSC a également reconnu que la question de la langue et des langues officielles n’était pas un domaine de compétences attribué à un niveau de gouvernement en particulier en 1867, mais que c’était un domaine de compétences concurrentes. En d’autres mots, que les deux ordres de gouvernement pouvaient agir sur la base des langues officielles, et donc ajouter aux droits linguistiques, pourvu qu’ils le fassent à l’intérieur de leurs propres compétences constitutionnelles. »
Michel Doucet va plus loin. Selon son analyse, « bien que ce ne soit pas dit spécifiquement à ce moment-là, cette décision de la CSC reconnaissait déjà le principe de la progression vers l’égalité. C’est-à-dire qu’aussi longtemps qu’une disposition législative, fédérale ou provinciale, favorisait la progression vers l’égalité des deux communautés linguistiques officielles, elle était constitutionnellement valable.
« On retrouve maintenant la confirmation de ce concept de progression vers l’égalité à l’article 16, paragraphe 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui en fait officiellement un principe constitutionnel. »
La cause Jones a donc réellement été fondatrice de l’ère moderne des droits linguistiques. Un point de départ.
« J’étudiais ce domaine du droit à l’Université d’Ottawa à la fin des années 1970, se souvient Michel Doucet. Il y avait très peu de décisions portant sur les droits linguistiques comme tels, et aucune avant Jones!
« Ça a vraiment été la toute première décision portant sur la question des droits linguistiques. Toutes les décisions qui pouvaient porter sur la langue avant Jones n’imposaient qu’une forme de bilinguisme embryonnaire, elles ne reconnaissaient pas les langues officielles. »
« Il n’y a eu aucune ambigüité dans la décision de la Cour suprême par rapport aux pouvoirs des gouvernements. La Loi fédérale comme la Loi du Nouveau-Brunswick étaient parfaitement dans les compétences des deux ordres de gouvernement, et même de n’importe quel autre gouvernement provincial qui voudrait aller dans cette même direction. » Michel Doucet.
Message clair et unanime
L’opposition ferme du maire de Moncton à la reconnaissance des deux langues officielles en 1969 était partagée par une partie de la communauté anglophone du Nouveau-Brunswick, mais aussi du Canada.
« Je ne dirais pas que c’était l’opinion de la majorité à l’époque, mais il y avait certainement d’autres op- posants farouches à la Loi sur les langues officielles et à la reconnaissance de l’égalité des deux langues, précise le professeur émérite. Et c’est probablement encore l’opinion d’une fraction de la population aujourd’hui. »
Du côté de la CSC toutefois, le message était très clair et unanime. « Il n’y a eu aucune ambigüité dans la décision de la Cour suprême par rapport aux pouvoirs des gouvernements. La Loi fédérale comme la Loi du Nouveau-Brunswick étaient parfaitement dans les compétences des deux ordres de gouvernement, et même de n’importe quel autre gouvernement provincial qui voudrait aller dans cette même direction.
« Ceci dit, la cause Jones n’a eu que peu d’impacts concrets sur les populations dans les jours ou années qui ont suivi, car aucune autre province n’est allée de l’avant pour donner effet à ce principe de progression vers l’égalité. Ce n’est que plus tard, après l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, que des provinces, comme l’Ontario, le Québec et le Manitoba, ont commencé à adopter des lois sur les services en français.
« Ça reste quand même la décision qui a commencé la jurisprudence en matière de droits linguistiques », conclut Michel Doucet.