Me Alain Hogue, avocat de Georges Forest, se souvient du long parcours.
Qui pouvait imaginer que la cause Forest irait jusqu’à la CSC et permettrait de déclarer l’Official Language Act de 1890 ultra vires après 89 ans d’oppression des francophones? Pas Georges Forest lui-même!
« Après avoir reçu en 1975 une contravention écrite en anglais à Saint-Boniface, la seule chose qu’il voulait faire valoir, c’est que quand la ville de Winnipeg avait été formée par fusion de plusieurs municipalités, dont Saint-Boniface, en 1972, on nous avait promis le droit à des services en français à Saint-Boniface, raconte Alain Hogue. Mais ça a été ignoré.
« Donc Georges Forest demandait juste que les contraventions de la Ville de Winnipeg données à Saint-Boniface soient bilingues. »
Georges Forest et son avocat sont allés contester la contravention à la Cour provinciale et ils se sont fait débouter. Mais Me Hogue n’était pas prêt à abandonner.
Une cause plus grande
« Pendant mes études de droit à l’Université du Manitoba, j’avais eu un professeur de droit constitutionnel, Butch Nepon. Je me souvenais de son argumentaire contre notre loi unilingue de 1890, donc je l’ai appelé. J’avais vécu l’école où il fallait cacher nos livres de français et je m’étais toujours dit que quelque chose clochait là-dedans.
« Alors je lui ai demandé s’il pensait qu’on pourrait contester le City of Winnipeg Act, et ensuite, puisqu’ils allaient certainement se fier à l’Official Language Act de 1890 car la Ville de Winnipeg était créée par une loi provinciale, remettre en cause l’Official Language Act lui-même. »
Me Alain Hogue savait que ce serait compliqué, mais il était prêt à se battre jusqu’au bout. Il a même accepté de prendre l’affaire pro bono.
Il précise qu’il y avait déjà eu deux tentatives de renverser la Loi de 1890 au Manitoba, en 1892 et 1910.
Les deux fois, la plainte avait été enregistrée, mais jamais argumentée devant la cour. « La pression politique était énorme à l’époque. Les avocats se faisaient détruire politiquement. »
L’avocat et son client ont d’abord frappé à la porte de la Cour de Comté, qui avait le pouvoir de juger des affaires sur des plus petits montants que la Cour du Banc de la Reine.
« On a soumis un argumentaire assez fort disant que l’article 23 de la Loi sur le Manitoba de 1870 était un double de l’article 133 de la Loi constitutionnelle du Canada de 1867 (1), car quand la Loi de 1870 avait été promulguée, le Manitoba avait été élevé au même niveau que les quatre provinces originales du Canada.
« Donc l’article 23 avait le même poids que l’article 133, et la Province n’avait pas le pouvoir d’abroger les droits de l’article 23 comme elle l’avait fait avec la Loi de 1890, qui déclarait l’anglais seule langue officielle du Manitoba. »
Jugement ignoré
Le juge de la Cour de Comté, Armand Dureault, a donné raison à Georges Forest, mais le Premier ministre du Manitoba, Sterling Lyon, a dit à son procureur général d’ignorer le jugement rendu.
« Alors on est allé à la Cour du Banc de la Reine. Nous voulions une déclaration de droit indiquant que la Loi de 1890 devait être abrogée, ou sinon qu’elle n’avait ni force ni effet. En d’autres termes, qu’elle était ultra vires. »
Dans sa décision, le juge Dewar, qui présidait l’audience, a dit que Georges Forest n’avait pas qualité pour agir, qu’il ne représentait pas la communauté francophone.
« C’était incompréhensible. On est donc monté à la Cour d’appel, où on a eu un très bon panel de juges présidé par le juge en chef Sam Freedman, qui a renversé la décision du juge Dewar et nous a donné raison. Il a confirmé qu’on avait bien qualité pour agir. »
Deux causes à la Cour suprême
La Province a alors porté l’affaire devant la CSC, et la cause Forest s’y est trouvée en même temps qu’une autre cause similaire, la cause Blaikie.
« Peter Blaikie était un avocat québécois anglophone qui contestait la Charte de la langue française de 1977 reconnaissant le français comme seule langue commune de la nation québécoise, explique Me Alain Hogue. Là aussi, il disait que le Parlement québécois ne pouvait pas faire ça en vertu de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, puisque le Québec était l’une des quatre provinces fondatrices. »
Les causes Forest et Blaikie étaient donc deux affaires qui portaient sur la même question du droit au bilinguisme, c’est pourquoi le jugement rendu par la CSC dans l’une était indissociable du jugement dans l’autre. Les deux décisions ont donc été rendues le même jour, le 13 décembre 1979 : la CSC a confirmé que l’Official Language Act du Manitoba et la Charte de la langue française du Québec étaient ultra vires.
« On n’aurait pas pu avoir meilleur juge pour présider l’audience, affirme Me Hogue. Le juge en chef Bora Laskin était un expert constitutionnel. Il était pleinement dans son élément. Et il était entouré d’autres très bons juges, très ouverts aux minorités linguistiques. La décision a été, dans les deux cas, unanime. »
Des mentalités transformées
Hormis l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, autres provinces fondatrices du Canada, Me Hogue rappelle « qu’aucune autre constitution provinciale n’a ce même droit au bilinguisme en vertu de l’article 133.
« Cela dit, les arrêts Forest et Blaikie ont commencé à mettre de la pression sur le reste du Canada, y compris les institutions éducatives et tous les gouvernements provinciaux, pour que les citoyen.ne.s aient la possibilité d’aller à l’école en français.
« Ces deux décisions de la CSC ont vraiment contribué à lancer une réflexion. Elles ont eu une énorme influence sur le changement de mentalités et d’attitudes face à la francophonie canadienne et aux droits linguistiques, bien plus que la Loi sur les langues officielles de 1969 qui n’affectait que les bureaux fédéraux, pas provinciaux.
« Alors que jusque-là, le Canada était vu comme un pays anglophone avec des francophones, groupe marginal sans pouvoir, ceci changeait en 1979 : les francophones pouvaient se faire entendre et être assez forts pour gagner en Cour suprême. Et c’était pareil au Québec avec la minorité anglophone. »
L’après-cause Forest a cependant été une période très sombre au Manitoba. Après 89 ans de Loi anti-francophones, les mentalités étaient difficiles à changer, sans compter que la CSC n’avait pas statué sur la marche à suivre concrètement au niveau des lois.
Au Québec en revanche, tout s’est passé de manière beaucoup plus pacifique. « C’était différent car la Charte de la langue française n’avait que deux ans, termine Alain Hogue. Les gens n’y étaient donc pas encore trop habitués. »
(1) L’article 23 de la Loi sur le Manitoba de 1870 et l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 portent sur la question du bilinguisme législatif et affirment que c’est un droit pour tous les citoyens et citoyennes canadiens d’utiliser le français ou l’anglais dans les assemblées législatives et devant les tribunaux.
Les Métis prennent tous les risques
Que ce soit Louis Riel, qui a négocié que le Manitoba soit reconnu bilingue dans sa Loi fondatrice de 1870, ou Georges Forest, qui a été jusqu’à la Cour suprême du Canada (CSC) pour rappeler ce principe de bilinguisme, « les Métis de la Rivière-Rouge ont toujours été à l’avant-garde dans la revendication des droits pour tous, surtout pour les francophones, même si souvent on n’était pas appuyé », souligne le Métis passionné d’histoire et secrétaire de l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba, Joël Tétrault.
Il rappelle en effet que beaucoup de Canadiens-Français n’appuyaient pas à 100 % la vision de Louis Riel d’une province bilingue et multireligieuse. « Même chose pour Georges Forest. La communauté de souche canadienne-française, notamment la Société franco-manitobaine, l’a abandonné pendant ses litiges jusqu’à la CSC.
« Souvent, ce sont les Métis qui risquent tout pour essayer de revendiquer des droits pour tout le monde. Qu’ils soient appuyés ou non, que ça puisse causer de la bisbille ou non, si des droits humains sont en jeu, ils vont se battre.
« Et malheureusement, on n’apprend pas assez à l’école le vrai rôle des Métis, qui se sont souvent battus seuls, impopulaires et sans soutien, pour gagner des droits qui profitent ensuite à tous. C’est important d’en prendre conscience. »