Par Marine Ernoult.
Saluée par les écologistes, mais critiquée par des acteurs économiques, la mesure divise, alors qu’une action en justice pourrait compromettre sa mise en œuvre.
Le Canada veut mettre fin aux affirmations plus ou moins douteuses, voire franchement mensongères, qui fleurissent sur de plus en plus de produits dans les commerces, et encadrer la façon dont les entreprises communiquent sur l’impact environnemental de leur activité.
Depuis juin 2024 et l’adoption du projet de loi C-59 par le Parlement, la Loi sur la concurrence oblige les compagnies à fournir des preuves suffisantes et appropriées à l’appui de leurs prétentions écologiques.
Lorsque les allégations portent sur une entreprise ou ses activités, les données devront être obtenues à l’aide d’une méthodologie reconnue à l’international.
L’écoblanchiment se traduit le plus souvent par des promesses vagues, comme celles de réduire les émissions de gaz à effet de serre ou de planter des arbres. Du côté de la finance verte, des produits d’investissement sont parfois présentés comme étant plus durables qu’ils ne le sont réellement.
L’écoblanchiment, un phénomène en hausse
Selon un rapport du Centre québécois du droit de l’environnement, l’écoblanchiment climatique est « foisonnant », avec les expressions « net-zéro » et « carboneutre » de plus en plus utilisées par de grandes compagnies.
Une autre étude menée par le Réseau international de contrôle et de protection des consommateurs constate qu’environ 40 % des prétentions liées à l’environnement pourraient être considérées comme trompeuses.
« Rétablir la confiance avec les consommateurs »
« C’est une avancée significative et nécessaire, insiste le professeur au Département de management de l’Université Laval, Olivier Boiral. Les études montrent que plus les entreprises sont polluantes, plus elles communiquent en matière de développement durable pour améliorer leur légitimité. »
Les nouvelles dispositions « devraient rétablir la confiance avec les consommateurs, être un incitatif pour se démarquer en investissant réellement dans l’environnement », croit de son côté l’avocat et chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, Julien Beaulieu.
Selon un sondage de septembre 2024 commandé par Greenpeace Canada, 93 % des personnes interrogées soutiennent l’idée que les entreprises doivent être sanctionnées si elles sont coupables d’écoblanchiment.
Le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) salue également le texte de loi qui « renverse le fardeau de la preuve », selon sa directrice, Geneviève Paul.
Auparavant, le Bureau de la concurrence devait démontrer que les indications des entreprises étaient fausses et trompeuses. Désormais, ce sera aux compagnies d’attester la véracité de leurs allégations écologiques.
En revanche, la loi n’oblige pas les entreprises à divulguer les données sur lesquelles elles se fondent pour documenter leurs déclarations, regrette Geneviève Paul.
Autre progrès salué par les groupes écologistes : à partir de juin, les consommateurs et consommatrices pourront directement déposer plainte devant le Tribunal de la concurrence.
Mais Olivier Boiral prévient : « Les plaintes vont se multiplier et le Bureau de la concurrence aura besoin de plus de ressources humaines et financières pour mener des enquêtes. »
Sanctions à géométrie variable
En théorie, les sociétés qui enfreignent la nouvelle règlementation s’exposent à des sanctions très lourdes, pouvant aller jusqu’à 3 % de leur chiffre d’affaires mondial. En pratique, il existe de nombreuses circonstances atténuantes.
« Si l’entreprise démontre qu’elle est de bonne foi et a agi avec diligence pour se conformer, elle peut simplement se faire taper sur les doigts », explique l’avocat Julien Beaulieu.
En 2022, le Bureau de la concurrence a néanmoins conclu une entente avec Keurig Canada qui comprenait une pénalité de 3 millions de dollars pour fausses allégations sur le recyclage de ses capsules de café.
Des accords similaires ont été conclus avec Volkswagen Canada, Audi Canada et Porsche Canada. Actuellement, la société de vêtements Lululemon ferait l’objet d’une enquête.
Les industries dans le flou
Du côté des acteurs économiques, la règlementation, jugée trop imprécise, inquiète. « Elle laisse planer un grand flou. Nos membres ne savent plus exactement de quoi ils peuvent parler », rapporte la vice-présidente de la Chambre de commerce de Calgary, Ruhee Ismail-Teja.
En juin dernier, Alliance nouvelles voies, le lobby de l’industrie des sables bitumineux, a ainsi retiré de son site Web et de ses réseaux sociaux toutes les affirmations selon lesquelles le secteur était sur la voie de la carboneutralité.
Dans un communiqué de presse, Alliance nouvelles voies parle d’«un climat d’incertitude considérable pour les entreprises canadiennes souhaitant s’exprimer publiquement sur les travaux qu’elles entreprennent pour améliorer leur rendement au chapitre de l’environnement et lutter contre les changements climatiques».
De même, le géant pétrolier Suncor Énergie, établi à Calgary, a supprimé de ses supports de communication toute référence à ses actions en matière climatique, «jusqu’à ce que le Bureau de la concurrence présente des clarifications et des directives précises».
Le secteur de l’agroalimentaire serait également plus frileux à communiquer sur les questions écologiques par peur d’être accusé d’écoblanchiment, rapporte Olivier Boiral, qui a mené une enquête auprès d’une trentaine d’acteurs.
Les entreprises « s’interdisent de s’engager ouvertement alors que le but de la loi n’est pas de réduire la quantité d’informations disponibles, mais d’améliorer la qualité. On peut se demander si [elles] n’exagèrent pas les risques », considère Julien Beaulieu, qui y voit avant tout une « posture politique ».
Méthodologie remise en question
Olivier Boiral estime pour sa part qu’il y aura de moins en moins de communication verte des grandes industries polluantes : « La loi joue un rôle préventif, elles se sentent surveillées, elles vont y penser à deux fois avant de mettre de l’avant des allégations trompeuses qu’elles auront du mal à justifier. »
Au centre des critiques se trouve la notion de « méthodologie reconnue à l’international », un « concept inédit », selon Julien Beaulieu, que les acteurs économiques jugent confus et inadapté.
« Ça n’est pas clair, est-ce que cela veut dire que l’on devra se conformer à de nouvelles normes? », s’interroge Ruhee Ismail-Teja.
Le directeur général et cofondateur d’Avatar Innovations, Kevin Krausert, craint quant à lui « un coup de frein brutal » sur l’innovation en matière de technologie propre. Sa société, située en Alberta, investit dans de jeunes pousses spécialisées dans la transition énergétique.
« Quand on développe une nouvelle technologie, il y a inévitablement des erreurs sur les objectifs de réduction des émissions de carbone, ce n’est pas dans l’intention de tromper le public », argüe-t-il.
Geneviève Paul du CQDE s’inscrit en faux contre cet argument : « Les nouvelles dispositions devraient contribuer à des innovations environnementales sérieuses, qui s’appuient sur une démarche allant au-delà du simple discours publicitaire ou du message de relations publiques destiné à faire du profit. »
Épée de Damoclès au-dessus de la loi
Pour aider les entreprises à y voir clair, le Bureau de la concurrence révise actuellement ses lignes directrices. Ces changements sont soumis à la consultation du public jusqu’à la fin février.
« Tout en tentant de rassurer le monde économique, le Bureau reste très général et ne va pas dans les détails. C’est frustrant. Ça ne donne pas beaucoup de certitudes », déplore Julien Beaulieu.
En réalité, l’autorité indépendante a préféré rester prudente, car une épée de Damoclès plane au-dessus des nouvelles dispositions de la Loi sur la concurrence dans l’Ouest canadien.
En Alberta, un groupe d’entreprises conteste le texte devant les tribunaux. Les plaignants parlent d’atteinte à la liberté d’expression et argüent qu’ils ne seraient plus en mesure de s’exprimer librement sur leurs performances environnementales.
« Le bureau n’a pas voulu prendre de mesures qui pourraient nuire à la défense devant la cour », confirme Julien Beaulieu.
Une autre incertitude politique pèse sur le projet de loi C-59 : l’élection fédérale imminente et la possible arrivée au pouvoir des conservateurs.
Si tous les partis ont voté en faveur du texte à la Chambre des communes, une remise en question au Parlement reste possible, avance Olivier Boiral. Le chercheur rappelle que le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, a fait de la contestation des mesures climatiques adoptées par Justin Trudeau son cheval de bataille.