À travers son expertise, Thierry Giasson, directeur du Département de science politique de l’Université Laval et chercheur en communication politique, décrypte pour La Liberté les rouages de l’industrie du sondage politique.
Le sondage, il faut bien le reconnaître, est un outil pratique.
Il permet de se faire une idée, d’analyser, et parfois même de se rassurer. Mais le sondage n’est pas totalement fiable. « Il y a une industrie derrière, avec des entreprises qui vendent un produit à leurs clients », tient à souligner Thierry Giasson.
Bien que les manières de sonder l’opinion se soient améliorées avec le temps, ces outils sont loin d’être parfaits. Et pour le politologue, le principal problème réside dans le fait que « cette industrie a du mal à reconnaître qu’il existe de grandes marges d’erreur ».
Électeurs : les influences des sondages
Si pendant une campagne électorale les sondages offrent un aperçu fréquent des tendances de l’opinion publique, ils sont surtout déterminants pour certains électeurs. « Les sondages vont avoir pour effet de raffermir ou confirmer des positions électorales ».
Par exemple, si un électeur voit son parti favori en tête dans les sondages, cela va renforcer l’opinion favorable qu’il en a. « En opposition, certains vont procéder à un ‘vote stratégique’, c’est-à-dire, tout faire pour qu’un parti ne gagne pas l’élection en votant, à partir des sondages, pour le parti capable de le battre », explique-t-il.
« Au moment où une élection est déclenchée, près de 70 % des électeurs savent déjà pour qui ils vont voter et ne changeront pas d’avis », explique le politologue.
L’outil de sondage va donc davantage servir aux électeurs indécis et à ceux qui ne s’intéressent pas à la politique. « Les indécis vont être à la recherche de différentes sources d’information comme le débat des chefs par exemple, et ainsi, les sondages vont entrer dans leur processus décisionnel », souligne le politologue. « Les personnes qui s’intéressent peu ou pas à la politique vont – quant à elle – avoir tendance à se fier aux sondages afin de voter pour le parti qui est en tête ».
Partis et instituts de sondage : une relation étroite
Si l’information c’est le pouvoir, les sondages servent avant tout aux partis politiques. « Pour eux, les sondages sont des outils extraordinairement importants, et ce, même plusieurs mois avant le déclenchement des élections », soulève Thierry Giasson.
Pour le spécialiste, c’est particulièrement le cas des Conservateurs. « Depuis Stephen Harper, ils se sont placés dans une campagne permanente, en se basant, entre autres, sur les sondages », explique le politologue. « Depuis le temps que le gouvernement fédéral est au pouvoir, les différents partis politiques ont eu le temps de préparer leur produit politique ».
Ainsi, « les partis politiques sont des clients importants des organismes de sondage ».
En effet, ces derniers ont besoin de nombreuses données quantitatives sur les intentions de vote pour établir leurs stratégies politiques. « C’est du marketing politique, il ne s’agit pas de faire de la communication mais une étude de marché pour développer une offre politique », explique-t-il. Et cette étude de marché électoral se base sur des données quantitatives, des tendances sociologiques mais également sur des résultats récoltés à partir de groupes de discussions organisées par échantillonages.
Pour le politologue, bien que pendant la campagne électorale les sondages permettent aux partis de faire des ajustements, la stratégie politique reste la même. « Le marketing politique coûte beaucoup d’argent et il y a des objectifs spécifiques mis en place en amont qui sont difficilement modifiables, on ne peut pas changer une campagne aussi facilement », explique-t-il.
Et cette absence de marge de manœuvre peut créer de lourdes difficultés en cas d’imprévus lors d’une campagne.
« C’est un scénario qu’on observe avec les conservateurs qui ont investi énormément de ressources dans une campagne contre la personne de Justin Trudeau et qui se retrouvent en grande difficulté face à l’imprévu de Mark Carney ».
« Certaines firmes de sondage ont des liens d’affaires privilégiés avec certains partis », souligne Thierry Giasson. Pour accéder à des sondages précis sur les tendances et l’électorat, les partis font appel à des firmes d’affaires publiques qui pré- parent des campagnes, élaborent des stratégies politiques et font parfois un travail de lobbying.
Le débat du silence médiatique
Si les sondages influencent autant l’opinion publique en période de campagne électorale, des débats autour de leurs réglementations ont émergé dans les années 1990 et au début des années 2000. « En 1992, une commission d’enquête fédérale pour revoir l’ensemble de la loi électorale a réuni différents politologues pour questionner la diffusion des sondages ».
Cette commission visait à réglementer davantage le recours aux sondages et à la diffusion de leurs résultats, pour empêcher les électeurs d’être influencés au dernier moment par les enquêtes d’opinion.
À l’époque, plusieurs chercheurs ont plaidé pour un silence médiatique de 24 h à 72 h avant le début du scrutin. « Suite à cette loi qui a été amendée, un silence de 24 h devait être tenu, puis la pratique a été contestée devant les tribunaux par une majorité de conservateurs qui évoquaient une loi allant à l’encontre du droit à l’information et à la liberté d’expression », explique le politologue.
Finalement, « les tribunaux ont reconnu le droit des citoyens à disposer de l’information jusqu’à la fin de la campagne et aujourd’hui il n’y a plus d’embargo sur leurs résultats ».
Pour le politologue, ce débat sur la réglementation des sondages pré-scrutin semble refaire surface.